Le locutorio, une espèce menacée

17 octobre 2016

Le locutorio, une espèce menacée

Le locutorio est la version hispanique du fameux taxi phone ou de ce qu’on connaissait jadis sous le nom de « cybercafé ». Si c’est un business encore fleurissant dans bien des contrées, il est plutôt en voie de disparition en Europe occidentale. La faute à Orange, Free, Vodaphone et les autres qui, au travers des connexions privées, rapides et relativement bon marché qu’ils proposent, ont décidé de chasser de nos vies les derniers petits endroits de convivialité et de mixité qu´il restait… Heureusement, il s’en trouve encore dans les villes de bonne taille. Ils sont bien cachés. On les trouve, le plus souvent, dans les quartiers à forte proportion d’immigrés.

El RavalQuelque part à Barcelone…

En plein Raval, coincé entre un couturier et un barbier, se trouve ce que j’appelle mon bureau. Un comptoir, 10 écrans numérotés, une imprimante / photocopieuse et trois téléphones fixes. Un business comme il en existe des dizaines dans le Raval, un quartier central qui constitue la « tête de pont » de l’immigration Indo-Pakistannaise et Nord-africaine de Barcelone. Ici, Lycamobile s’affiche en gros. Dans une ambiance verte et bleue, des feuilles A4 sont scotchées aux murs. Elles sont encore plus polyglottes que les tenanciers, 2 pakistanais qui alternent l’Espagnol et l’Anglais avec d’autres langues que j’imagine être leurs langues maternelles. Ils tiennent la baraque.

L´utilité d’un ordinateur

Internet, c’est bien et c’est partout. Parfois le besoin d’un vrai ordinateur se fait ressentir. Or, on ne voyage pas toujours équipé. Ce n’est pas sur l’écran 5 pouces de son smartphone qu’on va sortir un CV convenable. Pour cela, le locutorio est un allié.

Windows XP, Word 2003, tous les logiciels les plus modernes s’associent pour nous aider à éditer le meilleur CV. Sur un clavier DELL « old school » plein de miettes, on cherche le « M ». Sur le clavier español, il est remplacé géographiquement par le « Ñ », ce qui donne à votre curiculuñ un air d’exotisñe. On s’adapte, on bosse. On bosse d’ailleurs mieux ici que chez soi, à croire que le désordre inspire plus que l’ordre… Les clients défilent, on reste. On n’a pas fini, on revient le lendemain. C’est en le fréquentant quotidiennement qu’on découvre un lieu. Chercher un travail est, en soi, un travail à plein temps.

La routine

Comme au bureau, j’ai presque toujours le même ordinateur. Le numéro 4. Mon voisin du 3 est souvent un enfant de 4 ans. Son père arrive le matin, le pose sur la chaise, lui met le casque, puis lance sur Youtube une bonne playlist de cartoons. Il est sympa ce petit. Il rigole bruyamment. Parfois, il me tapote l’épaule pour partager avec moi un passage marquant. D’autre fois, il me propose de boire un peu dans son jus d’orange tetrapack. Son père repasse après 2 ou 3 heures et paye les 2 ou 3 euros au tenancier. Bon plan babysitting.

Il y a d’autres habitués et beaucoup de touristes ou de passants. Certains n’ont toujours pas compris qu’on pouvait prendre l’avion avec son boarding pass enregistré sur son téléphone. Ils arrivent, paniqués et déjà prêt à courir jusqu’au métro. Beaucoup viennent, comme moi, faire leur CV. Ils le modifient, l’impriment et s’en vont le distribuer. Parfois, quelqu’un demande au tenancier quelques conseils. Ce dernier endosse alors, s’il est de bonne humeur, son costume de scribe. Tel un écrivain public, il explique comment faire des mises en page basiques, ou insérer une photo…

L’or à l’appel

Dans la pièce d’à côté se trouvent les téléphones fixes. Les gens défilent. En polonais, Hindi, Français ou Arabe, c’est à celui qui criera le plus fort. Le ton monte! Plus les gens sont vieux et plus ils parlent fort. J’imagine que ça parle d’argent, souvent, de deuil, parfois, de bonnes nouvelles aussi. Il y a cet Italien qui vient tous les jours demander de l’argent à sa mère qui est en Italie: « Mama, Ayutate mi… Por favore Mama, ascoltaremi solo vinte euros… Mama, mama? Mama… » Tuuut tut tut… Triste… Il repousse chaque jour le paiement de sa note.

Le locutorio, futur en pointillé

Haut lieu de tolérance et de mixité, ce locutorio a plus d’âme que tous les Starbuck’s café. A celui qui veut comprendre un peu le monde, je conseille d’y aller. Je n’ai pas hâte de voir ce quartier gentrifié et mon locutorio remplacé. L’écosystème dans lequel s’épanouit le locutorio a évolué, ce qui fait de lui, du barbier, du couturier, du cordonnier, des espèces en danger. Il reste très peu d’endroits en Europe où ces espèces peuvent survivre.

Protégeons les ! Envoyez vos dons ! 😉

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Commentaires

Christine
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Very nice, I remember you from La Cocotte. I like to follow your blog about your stations around the world. Take care!